07/04/2008

Samy Blues (nouvelle)

Samy marchait péniblement sous le soleil de plomb, le long de la route poussiéreuse. Son visage à la peau noire était marqué par la fatigue et son front dégoulinait de sueur sous le peu d’ombre que lui offrait son chapeau. Samy transportait sur son dos une guitare ; son pas était lent et lourd, il avait entamé sa marche à l’aube mais le soleil atteignait là le zénith. La vue au loin d’une ville le rassura et lui fit conserver ce rythme de galère jusqu’à son but.
Depuis que sa tante était décédée, il n’avait cessé de marcher et d’errer de ville en ville. Elle, qui se chargea de couver tant bien que mal le petit Samy, à peine né et déjà orphelin. Ses parents moururent par le travail imposé par leurs maîtres ignorant volontairement l’abolition de tels actes. A la suite de la disparition de son dernier lien de parenté, le vagabondage fut sa seule solution, bien que désespérée. Le peu d’héritage dont il aurait pu jouir aurait été pillé par les blancs, heureux de trouver là un jeune homme noir sans défense.
La ville dans laquelle il s’invita semblait agoniser sous l’étouffement de la boule de feu au rayonnement brûlant. Les façades délabrées des bâtiments et les toitures endommagées reflétaient le peu de vie misérable qui se trouvait par ici. Samy s’avançait au milieu de ce néant d’existence pour finalement percevoir une voix d’homme se laissant aller dans un chant lancinant. Son ouïe le guida et le rapprocha du vieillard qui poussait cette plainte, accompagné de sa guitare, se balançant sur sa chaise grinçante sous le porche d’une habitation. Le vieil homme stoppa la vibration des cordes avec la paume de sa main à la venue de l’inconnu.
-Qui êtes-vous ? lui lança-t-il avec méfiance.
-Je m’appelle Samy, je viens du nord, en bordure de l’Arkansas.
-Hum…
Le vieux se gratta la barbe blanche qui ressortait avec la noirceur de sa peau abîmée par le temps.
-…un jeune vagabond.
Samy remarqua le regard imprécis de l’homme aux yeux pâles qui lui indiquèrent la cécité de ce dernier.
-Que transportes-tu ? Tes pas m’ont laissé entendre une charge sur ton dos.
-C’est une guitare.
Samy lui tendit et il posa la sienne sur les planches de bois au combien craquelées.
-Je ne sais pas en jouer. C’est le seul souvenir que je tiens de feu ma tante Mary.
L’homme la saisit, la plaqua contre son ventre et se mit à caresser le bois. Il tapota la caisse du bout des doigts pour profiter de la résonance. Ses longs ongles se mirent à faire frémir les cordes qu’il accorda. Son pied lança un tempo lent et il entreprit sur un air blues :

Oh Lord,
Oh my dear Lord,
I’m here waiting my death.

They have made me suffer,
They enjoyed making me suffer,
I’m here but I’m still in pain.

I have worked hard,
Oh very hard, my lord,
I’m here and I still got that chain.

I have run away,
I have run away, and so far my lord,
I’m here but I still fell in jail.

Sa chanson prit fin et rendit la guitare à Samy.
-C’est une bonne guitare, bien qu’un peu cabossée, elle sonne mon garçon.
Le jeune homme restait bouche bée devant le vieux. Cette simple musique qui exprimait sa souffrance le prenait aux tripes.
-Pouvez-vous m’apprendre à jouer ?
-Hum…
Il se gratta la barbe à nouveau et réfléchit longuement.
-Que m’offres-tu en échange ?
-Je n’ai rien que cette guitare. Je ne peux pas vous la proposer si vous m’enseignez la musique. Je suis désolé vieil homme. Je vais devoir m’en aller dans ce cas.
-Attends ! Je m’appelle Eddy, Samy, et je pense avoir une idée. Je suis vieillissant et me mouvoir seul commence à être difficile. Tu t’occupes de moi et en échange je t’apprend à jouer de cet instrument. Qu’en penses-tu Samy ?
Samy prit son chapeau du bout des doigts et acquiesça en le hochant :
-J’accepte.

Eddy eu très rapidement la sensation que Samy avait du talent, dès les premières mises en place. Il s’accaparait de plus en plus le rôle du leader et improvisait de façon remarquable. Le calvaire que Samy avait enduré jusqu’alors se transposait dans ses doigts lorsqu’il touchait une guitare et son blues faisait mal en profondeur. Toute cette peine accumulée le transcendait harmonieusement et il s’exprimait comme jamais. Le partage, la musicalité et l’amitié entre les deux hommes comblaient le gouffre d’années qui les séparait. Tantôt, Eddy accompagnait Samy avec sa guitare, tantôt avec des cuillères qu’il frappait contre son jean usé et la paume de sa main. Cette complicité commença à attirer quelques habitants et passants qui écoutaient les musiciens racontant leurs histoires. Le porche d’Eddy devint finalement un lieu de plus en plus fréquenté. Certains y venaient pour se distraire, d’autres pour se remémorer les souffrances passées. L’audience aimait entendre Samy raconter son histoire sur un blues assommant en sol :

I was on my way,
I was on my way,
Poor vagrant,
My family just passed away.

I met a man,
I met that man, that great man,
Who played the blues,
With his guitar he taught me how to play the blues.

I am a man,
Now I am a man, thanks to the man forward,
And I play the blues, yes I play the blues,
And play music is the fate I choosed.

Puis il partit dans une improvisation sur peu de notes différentes, mais qu’il avait choisi de jouer avec beaucoup d’expression. La musique imprégnait littéralement les deux hommes qui la partageaient avec le public grandissant jour après jour.

Mais malheureusement, arriva le triste moment où Eddy ne se réveilla jamais de sa sieste. Il mourut dans son sommeil, probablement rêvant que chaque être humain puisse être en liberté. Samy ne put jouer durant longtemps. Il avait à nouveau perdu sa famille.

Un jour, bien des années après, un jeune homme vint à l’encontre de Samy. Son père lui avait raconté qu’il venait dans cette ville, après avoir besogné de l’aube au couché du soleil, pour l’écouter jouer le blues. Le garçon voulait que Samy lui apprenne cette musique et à se servir d’une guitare. Samy, attendrit par l’émerveillement du gamin, reprit donc son instrument avec bien des difficultés. Tant de technique musicale avait été perdue, mais la rengaine de son histoire ne l’était pas. Il saisit à nouveau ses marques sur le manche poussiéreux pour lui conter toute son histoire.

C’est ainsi que le blues perpétuait dans la ville et ne cessait de faire vibrer musiciens et auditoire.

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